Qu’il parait loin ce passé où, enfant, vous preniez le temps de construire avec patience, de dessiner de façon appliquée, ou encore d’imaginer sans raison particulière. Ce temps vous appartenait et vous en disposiez comme bon vous semblait. Vous pouviez même le gaspiller à votre guise, sans que personne ne s’en offusque.
Et puis l’âge adulte vous a fait basculer dans un nouvel univers, régi par les impératifs de performance, d’efficacité et de rendement maximum.
Un monde dans lequel :
– Les modes et techniques de production sont scientifiquement analysés, rationnalisés et séquencés en tâches, depuis la moitié du XIXème siècle, grâce à un certain Frederick Winslow Taylor.
– Les gaspillages, ou sources de perte de valeur, sont neutralisés par les principes du Lean Management , un modèle de production inspiré par Toyota dans les années 50, et qui vise à chasser les 3 démons de l’entreprise :
- Muda : les gaspillages faciles (surproduction, temps d’attente, stocks inutiles, processus de production défaillants, pièces défectueuses, etc.)
- Muri : Les excès inutiles (mauvaises postures, surcharge physique, exposition au stress, etc.).
- Mura : les données irrégulières (réglages de machines, propriétés physiques d’un produit, nuances de couleur, etc.).
– Les étudiants en gestion sont formatés par les postulats de la micro-économie : « le producteur doit maximiser son profit sous contrainte de production, et le consommateur maximiser son utilité sous contrainte de revenu ».
– La loi de Pareto nous enseigne que 80% des effets sont le résultat de 20% des causes, laissant ainsi sous-entendre que la quête de perfection serait inutile, voire un frein pour le bon développement de l’entreprise.
Dans ce monde, une bien curieuse idée a fini par s’imposer : on ne vient pas au travail pour se sentir bien !
Il fallait donc supprimer toute source de distraction ou d’évasion potentielle, car un travailleur qui se sent bien serait un travailleur dispersé, moins concentré, et donc moins efficace.
- Les bureaux devaient être impersonnels et sans âme : lino gris, moquette marron au mur, fauteuils en tissu bleu franc, et armoires en bois mélaminé, hantent ainsi encore bien des entreprises…
- La tenue vestimentaire devait répondre à des codes stricts, donnant aux salariés un teint aussi gris que la flanelle de leur costume.
- Le langage et les relations devaient être polissés et sans émotions, pour éviter les élans passionnés qui font chanter les idées nouvelles.
Bref, il fallait cultiver “le moche” pour espérer faire du bon business!
Mais en reniant l’esthétisme et la beauté, on a surtout réussi une chose : désenchanter et déshumaniser l’entreprise.
On a ainsi perdu de vue la satisfaction du beau geste et de la belle ouvrage, cette récompense fabuleuse qu’offrent notamment les métiers de l’artisanat. On a surtout frustré des régiments de salariés en les enfermant dans des actions abstraites, sans plaisir ni résultats directement mesurables ; le salarié est devenu le rouage d’un tout, déconnecté à la fois du sens de ce qu’il fait et des effets de sa contribution individuelle.
Et pourtant, regardez la stratégie d’Apple : faire de l’exigence du beau et de l’épure son ADN. La « beauté de l’innovation », et non seulement l’innovation, est la fondation de l’une des premières capitalisations boursières au monde. Tout, du moindre accessoire au futur siège social, a été pensé pour garantir la meilleure expérience possible du fonctionnel et du beau.
En sacrifiant, dans tant d’entreprises, l’esthétique sur l’autel de l’austérité productive, on a finalement oublié 4 vertus de la beauté.
– Elle installe dans un cadre confortable et apaisant qui contribue à l’imagination et stimule la créativité. « Le beau ouvre des cases dans la têtes » martèle Fany Péchiodat, la fondatrice de MyLittleParis.
– Elle encourage les moments de convivialité et incite au dialogue. Quand tout est beau et confortable, on décolle le nez de son écran pour retrouver la réalité des contacts et du partage.
– Elle rend désirable. Regardez le monde animal, et sa capacité à se doter des atours les plus inventifs pour séduire. Une entreprise qui cultive le beau, c’est une entreprise qui se met en condition d’être choisie.
– Elle agrandit enfin notre intériorité, comme nous le rappelle le philosophe Charles Pépin. La beauté nous sauve d’une réduction statutaire pour nous permettre de nous révéler plus grands encore, plus confiants en nous-même.
Devenir intrapreneur, autrement dit affirmer dans l’entreprise sa propre posture créative, c’est endosser une nouvelle responsabilité esthétique qui peut s’exprimer de bien des façons :
– Faire place nette en rangeant les piles de dossier qui installent durablement le chaos visuel.
– Personnaliser son espace de travail par des objets singuliers et chaleureux. Un peu de « chez soi » au bureau, c’est beaucoup « de soi » pour l’entreprise.
– Remettre de la couleur dans les tenues vestimentaires. Le noir et le gris, ça parle de tout sauf de plaisir et de joie…
– Soigner ses mails et présentations. La beauté réside aussi dans la justesse de l’orthographe et l’esthétisme des mots et des polices.
La beauté est subjective ? Raison de plus pour encourager son mystère. Qui sait ce qu’elle autorisera…
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1 commentaire
Louis
La fin, on dirait un cours de feng-shui. C’est sûr que c’est plus sain de travailler comme décrit dans l’article, mais dans la vraie vie hélas, c’est le chrono qui parle, enfin surtout le tarif horaire. Les bureaux façon Google California c’est super en photo, mais on a du mal à comprendre quand leurs spécialistes arrivent à travailler au milieu de toutes ces distractions.