C’est fou comme l’encre d’une signature peut changer le cours d’une vie. Griffonné à la dernière page des statuts, le nom de l’entrepreneur n’a pas toujours qu’une seule valeur juridique. Il prend ainsi, pour certains, une toute autre dimension : celle d’une griffure dans le quotidien et la tranquillité d’esprit. Une simple signature peut donc aussi faire passer du rêve au sacerdoce.
“Un entrepreneur travaille 12 à 15 h par jour ; Ses weekends ressemblent à un jour de semaine ; Il a oublié l’exotisme et la géographie des vacances ; Il vit ou plutôt tente de survivre, sans se payer, et ce le plus longtemps possible ; Les soucis de ses journées sont devenus les cauchemars de ses nuits ; Il est devenu mono-sujet, tout autre sujet étant devenu pour lui, sinon secondaire, bien souvent totalement dénué d’intérêt ; Il ne voit jamais sa famille, et finit par se séparer ou divorcer, l’un étant souvent la conséquence de l’autre d’ailleurs…”. Les clichés sont tenaces. Et si leur lecture peut prêter à sourire, on trouve bon nombre d’entrepreneurs qui, à force d’excès, finissent par ne plus sourire du tout…
On a connu perspectives plus encourageantes pour faire du rêve d’entreprendre la promesse d’une réussite qui se partage ; une source de fierté et de reconnaissance aussi. Et pourtant, combien se laissent happer par un destin dont ils perdent la maîtrise, presque sans s’en apercevoir, et la plupart du temps pour de mauvaises raisons ? Par peur essentiellement : celle de ne pas se développer assez vite, d’être rattrapé par la concurrence, de ne pas se donner tous les moyens possibles (essentiellement du temps quand on a peu d’argent) et risquer de le regretter, de ne pas se comporter comme un « vrai » entrepreneur – 100% mobilisé, 200% débordé – ou encore de ne pas utiliser tout le temps éveillé, pour réfléchir et agir… Ils font ainsi du sacrifice une fatalité, et d’une fatalité une règle, comme si l’abnégation exaltait leur engagement pour l’entreprise. Plus ils souffrent, plus la victoire sera belle ! Plus ils souffrent, plus ils se sentent valorisés, admirés, reconnus. Il y a une forme de complaisance dans la difficulté. Le syndrome d’une réussite « à la française ».
Parce que la victoire au pays des coqs et de la cocarde tricolore doit avoir du panache. Nulle victoire sans souffrance ni douleur. Elle doit déjouer tous les pronostics. Jouons de la métaphore sportive : Le sportif français est un héros qui a rendez-vous avec l’histoire ! La vraie victoire, au sens français du terme, c’est se qualifier in-extremis et contre toute attente face à l’Ukraine le 19 novembre 2013, et gagner son billet pour la coupe du monde de football au Brésil. Un exploit à l’héroïsme flamboyant !
Et lorsqu’il s’agit de fêter la fierté tricolore, nous ne manquons ni de superlatifs ni de citations : “Impossible n’est pas français” (Tiens, c’était d’ailleurs le solgan du bus de l’équipe de France 2014…), ou encore “C’est parce que c’était impossible qu’ils l’ont fait”. Même si le réflexe de perdre avant la finale, alors que celle-ci était pourtant « quasi-assurée », est aussi devenu un sport national… Il faut dire que ceux qui gagnent ont des slogans nettement plus rationnels (Ein Land, eine Mannschaft, ein Traum – une Nation, une Equipe, un Rêve – pour l’équipe victorieuse allemande), ou des publicités plus pragmatiques pour pousser les américains à faire main basse sur les médailles: « Just do it ».
A trop vouloir écouter les sirènes du chemin de croix, c’est d’abord au risque de sa propre usure que l’entrepreneur s’expose. Il s’épuise à ne pas s’économiser. Il se lasse à ne pas se divertir, et perd en efficacité à trop s’agiter en compensant le manque d’expérience et de technique par l’effort. Un peu comme dans une piscine en somme : Beaucoup de bulles au départ pour avancer lentement ; fluidité, vitesse, tactique et intelligence du mouvement lorsque la technique s’améliore.
Le risque de l’isolement n’est pas négligeable non plus. Un investissement-temps excessif crée un décalage avec l’environnement familial et amical. Manquer d’attention et de disponibilité pour ses proches éloigne peu à peu des moments de partage et d’échange : weekends, vacances, loisirs, événements familiaux. Des instants pourtant nécessaires, qui équilibrent et ressourcent.
Investir démesurément, c’est aussi courir le risque d’incompréhension des salariés. L’entrepreneur pense leur donner l’exemple. Ils pensent qu’ils n’aimeraient pas être à sa place et se demandent si ses excès ne traduisent pas de profondes inquiétudes quant à la situation de l’entreprise. On n’est pas très loin de l’effet contre-productif…
Si une question doit être posée, ce n’est donc pas “a-t-on beaucoup transpiré ?”, mais “a-t-on raisonnablement transpiré utile ?”. Une question apparemment simple, mais qui fait assurément toute la différence.
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