Faire le choix d’un projet technologique, c’est bien souvent s’enfermer de longues années dans les secrets d’un laboratoire. La R&D est cet univers loin des paillettes, dont le génie et les trouvailles ouvrent, parfois, la porte des plus grandes réussites.
Jean-Luc Errant a fondé Cityzen Sciences en 2008, une société technologique qui a investi le territoire des objets connectés. Son concept ? Collecter une donnée riche et utile au plus près de celui auquel elle sert. C’est en rendant les vêtements intelligents, par l’intégration de l’électronique au sein même de la fibre textile, que Cityzen Sciences est en train de se faire un nom dans le sport et la santé. Et la valeur de cette innovation semble faire l’unanimité : ils ont été distingués deux années consécutives lors du Consumer Electronic Show de Las Vegas, la grande messe de la haute technologie et de l’électronique ; un premier prix en 2014 – le prix de l’innovation pour la santé au quotidien – et deux Innovation Awards en 2015 pour le D-shirt, un tee-shirt connecté dédié aux sportifs.
Rencontre avec ce dirigeant d’entreprise passé de l’ombre de la recherche, à la lumière des premiers succès.
Etre doublement récompensé au CES de Las Vegas, c’est à la fois plus de visibilité, mais plus de pression aussi sur l’entreprise et son dirigeant. Avez-vous l’impression d’être passé de l’attente d’une promesse – prouver la pertinence de la démarche R&D – à l’exigence d’un résultat rapide et attendu ?
Je ne l’ai pas vécu comme cela car le CES répondait pour moi davantage à un acte de mobilisation des équipes qu’à la validation technique de notre vision et de nos technologies. J’ai donc considéré le CES d’abord comme un moyen, avant d’en apprécier le résultat. En d’autres termes, j’ai fait du CES un client. La très forte composante R&D de notre projet d’entreprise biaisait notre rapport au temps et à l’argent. Nous avions l’illusion du temps, par l’argent dont nous disposions. Je pressentais le risque d’une dérive confortable : des ingénieurs travaillant non pour le commerce (vendre des produits), mais pour la satisfaction intellectuelle de l’innovation (être ingénieux).
J’ai donc voulu un événement extérieur à l’entreprise pour créer un nouvel enjeu pour les équipes : “communiquer et vendre” plutôt que “penser”. Pour être franc, je n’espérais pas un prix. Cette première reconnaissance en 2014 a donc été un formidable moteur. C’était aussi un moyen de prouver aux équipes que leur dirigeant ne s’était pas enfermé dans la folie de ses ambitions. C’est quand même plus rassurant quand ce sont les autres qui le disent…
2015 a été l’occasion d’un nouveau défi. Il était entendu que l’on ne gagne pas deux fois ? Nous en avons donc fait un nouveau pari, plus difficile encore à relever.
Tout l’enjeu d’un dirigeant d’entreprise sur un projet R&D lourd, c’est la gestion de l’avance de phase. On est disruptif quand on ne pense pas comme tout le monde. Penser différemment, c’est donc aussi risquer de ne pas être compris. Or pour être efficace, il faut être entouré de gens qui comprennent. Trois clés me semblent nécessaires pour maintenir la dynamique de l’avance de phase :
– ne pas hésiter à faire tourner les ressources lorsque l’adhésion au projet n’y est plus ;
– intégrer des stagiaires pour insuffler un nouvel esprit et une capacité à penser différemment ;
– emmener les collaborateurs chez les clients, même s’ils n’ont en principe rien à y faire. C’est un excellent moyen pour qu’ils se confrontent à la réalité du besoin.
Etre entrepreneur, c’est avoir une Vision. Votre Vision a-t-elle changé depuis le lancement de l’entreprise en 2008 (7 ans, c’est long dans le secteur de la data) ? Et comment faire pour garantir l’unité autour de celle-ci quand on pilote un consortium de plusieurs entreprises.
Je dirais que la Vision a évolué plutôt que changé. Elle s’est consolidée au fil des ans.
La Vison de départ était plutôt une volonté : je voulais créer de la valeur autour de la collecte de data, et plus exactement sur la façon de la collecter. L’innovation était d’aller au plus proche de l’individu, sans contrainte de temps ni d’espace. Qu’emporte-t-on avec soi tout le temps, en tout lieu et sans risque de l’oublier ? Le vêtement. Le textile connecté s’est donc imposé comme LA bonne idée.
J’ai récemment repris les notes que j’avais écrites il y a 7 ans, au moment de la création de l’entreprise. L’idée générale reste la même. Ce qui a évolué, c’est la solution technique, les ressources académiques et la mobilisation des intelligences pour y arriver ; nous nous sommes appuyés sur des centres de recherche et avons privilégié la transversalité des expertises. En faisant réfléchir et travailler ensemble des experts de la technique, du textile, du design, voire même de la cosmétique, nous avons intégré, dans une même réflexion collective, les nouvelles techniques et la compréhension des usages. C’est en sortant des territoires connus que l’on s’est donc tourné vers une nouvelle approche de l’objet technique connecté.
S’agissant de l’unité autour de la Vision, je dois avouer que j’ai un défaut : je suis un mauvais pédagogue. J’ai donc organisé l’entreprise de façon à déléguer l’explication. Savoir être à sa bonne place et dans sa zone d’efficacité maximum est aussi un acte de bonne gestion d’entreprise.
Vous avez fait le choix d’un projet hautement technologique, gouverné par le temps long (R&D sans résultat immédiat). Sur quoi repose la décision de se lancer ? Et comment garde-t-on le cap sur la durée ?
C’est évidemment un choix très personnel ; en ce qui me concerne, une attirance pour l’inconnu et les projets au long cours. Il y a derrière cela, je crois, l’idée d’emmener un équipage vers une destination inconnue, avec la volonté profonde d’arriver entier.
Lorsqu’on fait le choix d’un projet R&D, on s’autorise certes à voir loin et grand, mais l’on se crée aussi une obligation : mettre en place des garde-fous, autrement dit des objectifs pragmatiques et concrets, pour se contraindre à garder le cap. Il est tellement facile de laisser dériver le navire au gré de sa propre curiosité intellectuelle…
Nous avons donc introduit dans notre processus de développement les outils et réflexes du Lean Management. Dans le consortium d’entreprises et de compétences que nous avons constitué, nous avons intégré des clubs de sport, des préparateurs physiques, des entraîneurs… Les avancées techniques sont donc sans cesse testées auprès des utilisateurs. Nous retravaillons les hypothèses et les objectifs au fur et à mesure des retours sur les usages. Ainsi, l’enjeu pratique encadre aussi bien les éventuels excès que les illusions techniques.
Entreprendre, c’est faire le choix de l’audace. Quelles sont pour vous les trois grandes audaces qui illustrent votre parcours d’entrepreneur ?
La première audace c’est quand même de tourner la clé du “moteur entreprise”, sans vraiment savoir à quoi l’on s’engage. Cela peut paraître prétentieux de vouloir affirmer haut et fort que son idée est bonne. Un entrepreneur, c’est d’abord un audacieux animé par la certitude d’y arriver.
La seconde a été de partir au Japon, contre l’avis du plus grand nombre. Ma décision de quitter la France pour me rapprocher d’un savoir académique étranger n’a pas été comprise. J’ai fait, de plus, le choix d’un pays difficile, lointain, et à la culture fondamentalement différente de la notre. Je voulais avant toute chose me rapprocher des clients à très fort potentiel : les équipementiers sportifs. Deux des cinq plus gros sont en effet japonais : Mizuno et Asics.
La troisième audace a été d’afficher notre ambition en annonçant cette année, lors du CES de Las Vegas, que nous cherchions à lever 100 millions d’euros. Nous avions validé la techno et le modèle économique, il nous fallait à présent marquer les esprits. L’ambition d’une levée aussi significative suscite forcément la curiosité et l’intérêt.
Si vous aviez 5 conseils spontanés à délivrer à un entrepreneur qui souhaite se lancer, quels seraient-ils ?
– Prendre un bon directeur financier pour sortir très vite de l’enthousiasme qui aveugle. Il faut se reconnecter très vite à la réalité des chiffres.
– S’entourer pour bien manager et faire remonter l’information, mais garder sa capacité à décider seul. Il ne faut pas être trop démocrate pour diriger une entreprise.
– Se remettre en question tout le temps, et ne pas hésiter à reprendre les notes que l’on a prises au fil du temps. Elles sont souvent de précieux alliés pour prendre conscience des éventuelles dérives par rapport à la Vision de départ.
– Savoir se préserver. Ceux qui vous observent, quels qu’ils soient, doivent vous sentir apaisé.
– Cultiver aussi une culture de la lenteur. Elle vous donne la force de l’analyse et du recul.
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