Il était une fois… un rêve d’entreprise…
Observez la journée d’un entrepreneur. Des heures entières à présenter, à vendre, à convaincre, à fédérer autour de lui, à se projeter ; en d’autres mots, à raconter une “belle histoire”. L’entrepreneur est un artiste qui fait du storytelling le sommet de son art, et de la prise de parole l’outil de sa future légende. Mais à trop se complaire dans la magie du Powerpoint en couleur, c’est peu à peu de la vraie réalité de l’entreprise qu’il s’éloigne : un tableur Excel en noir et blanc.
L’entrepreneur est donc un professionnel qui souffre de schizophrénie. Il montre ce qu’il ne vit pas et vit ce qu’il ne montre pas ! Il compose et négocie en permanence avec deux visions.
La première – qu’il délivre à tous ceux qu’il rencontre – présente l’entreprise sous son meilleur jour. Une histoire qui rallie les futurs collaborateurs et les partenaires, convainc les prospects, rassure les banquiers et séduit les investisseurs ; une histoire qui installe aussi celui qui la porte dans la posture du succès, et valide les sacrifices consentis et l’opportunité du risque pris ; une histoire qui force l’admiration aussi.
Et puis il y a le second volet du conte. Un côté plus obscur, que l’on partage dans le secret d’un bureau et qui anime les discussions entre associés. Cette face sombre faite de doutes, de craintes, d’interrogations, de peurs, de blocages, de remises en cause, et parfois de découragement. C’est l’histoire de la vérité des chiffres, des ambitions à revoir et des décisions douloureuses à prendre.
Mais si l’entrepreneur raconte une belle histoire, c’est évidemment pour de bonnes raisons ; et la meilleure d’entre elles n’a rien à voir avec lui. Il le fait dans le seul intérêt de son projet d’entreprise ! Etre choisi par un client, recruter de bons collaborateurs, obtenir un prêt, lever des fonds, négocier de bonnes conditions d’achat, intéresser les médias, entrer dans des réseaux privilégiés… C’est en présentant la future mariée sous son meilleur jour que l’on attire les princes. Et puis s’afficher de façon positive permet d’enclencher le cercle vertueux de la réussite. En se faisant désirer, on s’expose aux bonnes informations qui feront les bonnes opportunités.
Par ailleurs, le message positif a une seconde vertu. Il offre un voyage hors du réel pour oublier les difficultés, retrouver l’envie, se remotiver, être rassuré par les encouragements et par les regards admiratifs des tiers. L’entrepreneur est un super-héros ? Rien que l’entendre redonne des couleurs. Et puis quand on y réfléchit bien, la “belle histoire” n’est pas vraiment un mensonge. C’est juste une réalité que l’on a un peu déformée ; c’est juste une histoire que l’on a écrite un peu avant l’heure ; c’est la “méthode Coué” appliquée au monde de l’entreprise.
Mais l’excès de “belle histoire” n’est pas non plus sans conséquence pour l’entrepreneur. Car à force de répéter inlassablement une vision déformée – voire “marketée” – de sa réalité, il court le risque de se déconnecter ou de se détourner des vrais enjeux de son entreprise. C’est aussi le risque des promesses non tenues auxquelles il s’expose – auprès des investisseurs, partenaires et collaborateurs notamment – en prenant des engagements trompés par l’illusion. C’est enfin le risque d’une schizophrénie qui use et déstabilise car la posture n’est pas durable. Soit la réalité de l’entreprise rejoint le conte, ce qui est la meilleure des choses qui puisse arriver. Soit la réalité émerge parce que le mensonge devient trop lourd et pesant, et que l’envie de vérité et de partage finit par s’imposer.
Raconter une “belle histoire”, c’est donc, quoi qu’il arrive, devoir un jour raconter la “vraie histoire”.
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1 commentaire
Patricia Lane
Bonjour,
C’est à la deuxième lecture de votre billet, alors que mon commentaire se rédigeait en tache de fond dans ma tête, que j’ai pu déceler là où vous vouliez en venir (enfin, je l’espère!). Car, en effet, le storytelling, le bon, celui qui résonne, c’est « raconter la vraie histoire » – votre dernière phrase, moins les conditionnels.
Mais quand vous décrivez le storytelling comme « une présentation de l’entreprise sous son meilleur jour », une « belle histoire que l’on a un peu déformée », ou la mise en pratique de « la méthode Coué pour se remotiver » — pour moi, ce n’est pas du storytelling, mais de la comm’ positivante et bien orientée, des RP et le vernis peut s’écailler très vite.
Et c’est là où le storytelling / l’art narratif / raconter une histoire – termes maintenant si à la mode qu’ils deviennent galvaudés – a toute son importance et son utilité. Car à la mode aussi sont l’authenticité, l’intégrité, la crédibilité. Ce sont ces aspérités, aussi, surtout, qui résonnent auprès des cibles, mettant en exergue forces et faiblesses, qui ne sont qu’humaines et donc forcément compréhensibles.